Notre nouveau contributeur, John Wellington est un artiste new yorkais qui puise son inspiration dans les œuvres des Vieux Maîtres, les icônes religieuses et populaires, le cinéma et la musique. Il est fasciné par la dévotion, l'idolâtrie et l'utilisation de l'imagerie féminine et masculine dans l'art et la vie. Il a exposé à New York, Los Angeles, San Francisco, Miami, Paris et Londres. On peut voir sa peinture sur le site Web :johnwellington.com
Huile sur panneau d'aluminium, |
John Wellington dans son atelier |
Nous sommes infiniment reconnaissants à M. Wellington d'avoir accepté de nous donner le point de vue d'un artiste sur Jean-Michel Basquiat, une opinion plus personnelle que celle de n'importe quel critique d'art. Le patronyme Wellington peut évoquer des liens britanniques et le prénom de Jean-Michel peut paraître typiquement français. Pourtant, l'un et l'autre ont grandi à New York. Le père de Basquiat était haïtien et sa mère d'ascendance porto-ricaine. Alors, qui était Jean-Michel Basquiat (1960-1988) ? Un artiste, un musicien et un réalisateur américain qui se fit connaître avec SAMO© [1], une signature de graffiti utilisée de 1977 au début de 1980. Elle accompagnait de courtes inscriptions, tantôt poétiques, tantôt sarcastiques, essentiellement “bombées” dans les rues du bas de Manhattan.[2]
Du graffitisme, Basquiat passa à la peinture sur toile. Il n'était pas aussi connu que son ami Andy Warhol, mais ses œuvres expressionnistes et primitivistes, sur les thèmes du racisme, de l'identité culturelle et de la tension sociale ont été exposées dans des galeries et des musées aux États-Unis et à l'étranger.
Il mourut en 1988 (à 27 ans et il y a 27 ans), d'une surdose d'héroïne et de cocaïne, mais sa renommée demeure intacte. Voici deux exemples de la persistance de sa popularité : - l'exposition “Jean-Michel Basquiat: Now’s the Time”, présentée pendant trois mois, un peu plus tôt cette année, au Musee des beaux-arts de l’Ontario (à Toronto, Canada), première grande rétrospective de Basquiat au Canada, réunissant environ 85 tableaux de grandes dimensions ;
- et la présentation de quelques-unes de ses œuvres à la Galerie Bruno Bischofberger (à Zurich, Suisse) dont le propriétaire était, de leur vivant, l'ami de Warhol et de Basquiat. Warhol, Basquiat & Bischofberger
[1] Signature associée à Jean-Michel Basquiat, dérivée de "same old shit", abrégé en "Same Old" puis en SAMO, tout court.
[2] Downtown Manhattan désigne l'extrémité de l'île de Manhattan, au sud de la 14ème rue.
Traduction de cette préface et du texte qui suit, redigé par John Wellington: Jean Leclercq. Original English version
Basquiat et moi
Lorsque Jean-Michel Basquiat et moi nous sommes rencontrés, à l'été 1975, il n'était pas encore célèbre.
Jean-Michel et mon ami Eric étaient tous deux élèves à la City As School (CAS), une école secondaire pour jeunes qui s'accomodaient mieux d'un cadre éducatif non conventionnel. Avec lui et d'autres élèves de la CAS, nous nous étions retrouvés dans l'appartement d'Eric, surplombant Gramercy Park, avec comme seul but de nous camer. Jean-Michel, son con-disciple Shannon et moi dessinions tous – particulièrement dans le style bandes dessinées – et nous nous montrions nos carnets de dessins. Mais, étant d'une classe en dessous et n'ayant jamais fumé d'herbe, j'étais intimidé par ces types qui me semblaient non seulement plus vieux, mais aussi plus à la mode. Ils pratiquaient également le graffiti, ce qu'à l'I.S.70 (mon école secondaire de l'époque) j'osais faire, mais en crayonnant mes manuels scolaires plutôt que les murs et les couloirs du métro. Deux ans plus tard, Jean-Michel et son copain Al Diaz allaient se faire connaître dans les milieux d'avant-garde en couvrant de leurs formules subversives signées SAMO© les murs du bas de Manhattan.
Notre réunion reste pour moi un souvenir vivace, non seulement parce que j'y ai fumé mon premier pétard, mais aussi parce que nous avons été interpellés par des flics de New York qui nous ont interrogés alors que nous traînions dans Gramercy Park avec de l'herbe et du papier à cigarettes dans les poches. Cela n'est pas allé pas plus loin et ils nous ont autorisés à retourner chez Eric, de l'autre côté de la rue.Ce soir-là devait être celui de ma seule conversation avec Jean-Michel au cours de sa brève existence.
Cinq ans plus tard, en 1980, alors que j'étais en deuxième année à la Rhode Island School of Design, Jean-Michel était déjà devenu une
vedette de la musique et des cabarets branchés avec son orchestre Gray.
Il était connu pour ses formules SAMO©, il jouait son propre personnage, quelque peu romancé, dans le film New York Beat (plus tard rebaptisé Downtown 81), vendait de l'art cartes postales à son idole du moment, Andy Warhol, exposait ses œuvres au novateur Times Square Show, jouait un DJ dans une vidéo musicale Blondie, et se voyait offrir le sous-sol de la galerie Annina Nosei pour peindre les tableaux de sa première exposition en solo.
À l'époque où j'ai obtenu un B.F.A., en 1983, et où suis revenu à New York m'installer à Greenpoint (Brooklyn), Jean-Michel était sorti avec la chanteuse Madonna qui allait vite devenir célèbre, et Radiant Child, le texte qu'avait écrit sur lui le poète René Ricard pour ArtForum, lui avait attiré l'attention du monde de l'art.
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Il peignit alors une série d'œuvres à Modène (Italie) et une autre dans un studio de Venice (Californie) que Larry Gagosian avait mis à sa disposition. Sur le plan international, il commença alors à figurer aux côtés des artistes les plus célèbres de son temps. Il avait aussi produit un disque de rap avec Rammellzee et K-Robb et entamé avec son mentor Andy Warhol une collaboration picturale qui allait durer deux ans.
En 1985, alors que j'étais barman dans un restaurant d'Upper Madison Avenue, Jean-Michel faisait la couverture du New York Times Magazine portant un complet Armani (ou peut-être était-ce un Comme des Garçons ?) - ET pieds nus – pour l'article intitulé : New Art, New Money: The Marketing of an American Artist. Depuis cinq ans, il avait produit une œuvre artistique remarquable et acquis une grande renommée. Tandis que Jean-Michel devenait une étoile internationale du monde de l'art, j'essayais d'apprendre les techniques de peinture des Vieux Maîtres dans mon studio de Greenpoint, et j'étais encore tout autant étudiant qu'artiste. Le contraste de nos vies ne m'échappait pas. Qu'un être si jeune puisse apporter au monde de l'art quelque chose de neuf, mais aussi de personnel et de vulnérable, cela me fascinait. Bien sûr, il y avait eu d'autres exemples: Pablo Picasso a peint Les Demoiselles d'Avignon à l'âge de 26 ans, et Egon Schiele, comme Jean-Michel, a affirmé son style à l'aube de la vingtaine. Pour moi qui m'échinais encore à manier le pinceau et à trouver ma trace visuelle, l'art et la vie de Jean-Michel exerçaient une fascination au sens propre du terme.
Bien que nous ne nous soyons jamais retrouvés, j'apercevais Jean-Michel dans des clubs comme l'Area et le Palladium, au milieu des années 1980. Une de mes amies d'université, qui avait eu une TRÈS courte liaison avec Jean-Michel, m'a dit qu'au cours de leur première nuit, à l'arrière d'une limousine et tout en vidant des bouteilles de Moët, il lui avait dit combien il se sentait “usé” par le monde artistique. Un an ou deux après, le 12 août 1988, on le retrouva mort d'une surdose, au dernier étage du loft de Great Jones Street qu'il avait loué à Andy Warhol (mort quelques mois auparavant, en 1987). Lorsque j'appris le décès de Jean-Michel, je travaillais comme coloriste chez Marvel Comics, collaborant à des romans graphiques pour des artistes comme Jean Giraud alias Moebius, peignant à mes moments perdus et entreprenant un cycle MFA à la New York Academy of Art. Jean-Michel avait peint des studios entiers d'un art bien à lui, vécu la vie d'une rock star, et était mort alors que j'essayais encore d'apprendre tout juste à peindre.
Couverture de la bande dessinée Surfer d'argent que John Wellington a coloriée pour Jean Giraud alias Moebius.
Portrait de Jean Giraud à la gouache, réalisé par John Wellington au cours d'un dîner chez l'auteur, en 1998.
Il y a eu beaucoup de jeunes maîtres, mais tant d'entre eux sont morts jeunes – particulièrement à 27 ans, cet âge fatidique pour les rockers. [1] À l'inverse, il y a ceux qui mettent du temps, les “élèves en difficulté”, ces brebis qui gravissent la colline pas à pas, de manière réfléchie. Nous, les élèves en difficulté, avons besoin de ces années de plus pour nous rattraper. J'ai vendu mon premier tableau à l'âge de 30 ans, en 1991, quelques mois avant la naissance de mon fils. Par la suite, j'ai suffisamment vendu pour en faire ma profession. Maintenant, dans la cinquantaine, je peins et sculpte encore presque tous les jours. Au fil des ans, ma vision artistique se raconte et, de temps en temps, j'insère dans mon art une référence à Jean-Michel. Dans ma bibliothèque, j'ai toujours le numéro du New York Times Magazine avec l'article qui lui était consacré. Je ne m'en débarrasserai jamais.
Nous sommes si souvent attirés par ce qui nous ressemble le plus. Pourtant, comme cela arrive aussi souvent, ce qui m'attire en lui est à l'opposé de mon art et de ma vie. Jean-Michel a créé quand il était défoncé, restant éveillé pendant toute une semaine, pour sombrer dans le sommeil pendant la semaine suivante; barbouillant, peignant et exprimant son angoisse, son humour, ses crânes et ses couronnes sur des toiles ou tout autre support qui lui tombait sous la main, et tout cela dès avant son vingt-et-unième anniversaire. Comment aurait-il pu ne pas me fasciner ?
John Wellington --------------------------
["] Inpiré de la Madone noire de l'art haïtien, Wellington a peint une Madone revêtue d'une armure et tenant dans ses bras un petit Jean-Michel Basquiat. “Je ne suis pas un être réel, je suis une légende” avait dit Jean-Michel, un mois avant de mourir, en se comparant à Marilyn Monroe dont il était question dans la chanson A Candle in the Wind d'Elton John et Bernie Taupin. Une couronne dorée est tatouée sur le bras droit du jeune garçon .
[1] Allusion au “Club 27”, réunissant les rockers morts à 27 ans. Parmi eux, Jimi Hendrix, Jim Morrison et Kurt Cobain, récemment rejoints par Amy Winehouse. Curieusement, ces jeunes talents du “Forever 27 Club” n'ont jamais fêté leur vingt-huitième anniversaire !
Lecture supplémentaire:
Basquiat through the Eyes of Fellow Artists on the Street
Brooklyn Street Art, April 2, 2015
‘Basquiat and the Bayou’ and ‘Jean-Michel Basquiat: Now’s the Time’
New York Times, June 25, 2015
Michel Nuridsany évoque la légende Basquiat
Midi Libre, 29/1/2015
Video documentaire: 1:33 heures
Entretien avec Jean-Michel Basquiat |
[**] John Wellington - Studio Visit (6:51 minutes)
New York Academy of Art © 2013