Nous sommes heureux de retrouver Elsa Wack, notre linguiste du mois de janvier 2014. Elsa, née à Genève, est traductrice indépendante de l'anglais et de l'allemand vers le français. Titulaire d'une licence ès lettres, ayant aussi fait de la musique, du théâtre et du cinéma, elle aime écrire et sa préférence va aux traductions littéraires.
La légende auréole déjà la naissance de Billie Holiday. Faut-il croire son autobiographie? Elle y est née d’une mère de 13 ans et d’un père de 15 ans, mais sur les papiers officiels, la mère avait 19 ans et le père, 16.
Cela incite à se méfier de certains passages de l’autobiographie co-écrite par William Dufty, que wikidata donne comme « acteur, auteur et activiste ». Trois ingrédients pour une biographie romancée.
Il faut dire que, dans la vie de Billie, tout y passe et a peut-être besoin d’un coup de peinture rose et d’un zeste de mythomanie : non reconnue par son père, abandonnée partiellement par sa mère, qui travaillait dans des trains ; battue par d’autres mains quand elle (ou était-ce son demi-frère, sur la même paillasse ?) faisait pipi au lit ; violée à 11 ans par un voisin ; école buissonnière, maison de redressement ; prostitution, drogue, re-prison ; alcool ; racisme ; interdiction de chanter dans des cabarets ; mauvaise presse de son vivant, malgré son succès populaire et l’admiration des grands du jazz ; compagnons et maris abuseurs, voire mafieux ; cirrhose, re-drogue ; surveillance policière jusqu’à l’hôpital, où elle passe ses dernières semaines ; agonie à 44 ans.
Beaucoup de choses et de chansons chez Billie Holiday se terminent sur une grande note tragique.
Née Eleanora Fagan, elle se dote d’un nom de scène emprunté à son père, Clarence Halliday dit Holiday, un guitariste et banjoïste de jazz qui joua dans l’orchestre de Fletcher Henderson. Le prénom Billie, lui, est peut-être emprunté à une actrice de cinéma muet, Billie Dove (encore un nom de scène).
Billie était l’idole noire des blancs et l’idole mulâtresse des noirs. Son grand-père du côté maternel était le fils d’une esclave noire et d’un planteur irlandais.
Billie était très belle, avec quelque chose de moqueur et d’enfantin. Elle portait souvent des gardénias dans les cheveux.
Ses premières idoles à elle étaient Louis Armstrong et Bessie Smith. Son ami sans doute le plus fidèle fut le saxophoniste Lester Young, qui mourut peu avant elle.
Elle fut découverte à 18 ans par John Hammond, découvreur aussi de Count Basie, avec qui Billie a beaucoup tourné avant qu’il ne la vire (bien plus tard, John Hammond a encore découvert Bob Dylan et Leonard Cohen).
Elle joua dans l’orchestre de blancs d’Artie Shaw. Là, c’est elle qui partit. Artie avait beau tenter de la défendre contre la ségrégation raciale, elle devait prendre l’ascenseur de service et se maquiller pour paraître plus blanche.
Elle n’apprit jamais à lire des partitions. Sa voix n’avait pas une grande portée ni un registre très étendu. Sa mémoire des textes et sa diction, son phrasé étaient extraordinaires. « Les mots devenaient son expérience personnelle », a écrit Nat Henoff – Billie, pourtant, se voulait plutôt un instrument qu’une voix : Marc-Édouard Nabe, lui, parle de « notes parolisées », et Hammond de son « oreille musicale troublante ». Elle a chanté au moins 350 chansons différentes au cours de sa vie, qu’elle a toutes marquées de son empreinte. Elle n’en avait composé qu’une dizaine. Beaucoup étaient de Duke Ellington. Strange Fruit (d’Abel Meeropol) était un de ses classiques : une chanson sur le lynchage des noirs, ces « étranges fruits » pendus aux arbres.
En fin de vie, Billie était encore transfigurée sur scène.
Je vais m’attarder sur quelques-uns (un ? deux ? trois ?) des textes qu’elle a chantés.
God bless the child
Billie Holiday - Arthur Herzog Jr
Dans son essence, cette chanson est une des compositions personnelles de Billie Holiday. Elle la soumit pourtant au co-auteur Arthur Herzog Jr. Elle voulait parler d’une querelle avec sa mère, dont elle finançait le restaurant mais qui lui avait refusé de l’argent dans un moment difficile. Arthur Herzog chercha à comprendre ce qu’elle voulait dire ; c’est ainsi que naquit la chanson.
Comme Edith Piaf, née la même année qu’elle mais qu’elle ne rencontra jamais, Billie Holiday était catholique – du moins pendant son enfance et trois jours avant sa mort, quand elle reçut les sacrements ; dans cette chanson, elle donne son interprétation d’une parabole biblique particulièrement impénétrable : « Je vous le dis, répondit-il, on donnera à toute personne qui a, mais à celui qui n'a pas on enlèvera même ce qu'il a. » (Évangile selon saint Luc, 19:26)
La « traduction » de la parabole par Billie :
Them that's got shall get
Them that's not shall lose
So the Bible said and it still is news
Mama may have, Papa may have
But God bless the child that's got his own
That's got his own
Yes, the strong gets more
While the weak ones fade
Empty pockets don't ever make the grade
Mama may have, Papa may have
But God bless the child that's got his own
That's got his own
Money, you've got lots of friends
Crowding round the door
When you're gone, and spending ends
They don't come no more
Rich relations give
Crust of bread and such
You can help yourself
But don't take too much
Mama may have, Papa may have
But God bless the child that's got his own
That's got his own
Mama may have, Papa may have
But God bless the child that's got his own
That's got his own
He just don't worry 'bout nothin'
'Cause he's got his own
Cette chanson était l’une de celle que Billie chantait le plus souvent. Cette parabole, manifestement, lui parlait ; elle nous parle aussi, à travers elle et sa voix teintée d’ironie. Billie comprenait ce que certains appellent « l’humour de Jésus ».
(Parabole de Luc en anglais : I tell you that to everyone who has, more will be given, but as for the one who has nothing, even what they have will be taken away.)
Love for Sale
Souvenons-nous que Billie Holiday était fan de Betty Smith qui vivota parfois en chantant des chansons un peu porno (telles Sugar in my Bowl). Ici, Billie chante le destin tragique de celles à qui le « plus vieux métier du monde » est le seul qui s’offre pour échapper à la misère.
Love for Sale (Cole Porter)
Love for sale Appetizing young love for sale Love that’s fresh and still unspoiled Love that’s only slightly soiled Love for sale Who will buy ? Who would like to sample my supply ? Who’s prepared to pay the price For a trip to paradise ? Love for sale Le the poets pipe of love In their childish way I know every type of love Better far than they If you want the thrill of love I’ve been through the mill of love Old love, new love Everything but true love Love for sale Love for sale Appetizing young love for sale If you want to buy my wares Follow me and climb the stairs Love for sale |
Cœur à vendre Jeune cœur appétissant à vendre Cœur tout frais et bien fichu Cœur à peine un peu déchu Cœur à vendre Qui est preneur ? Mon stock a-t-il un amateur ? Qui est prêt à mett’ le prix D’un voyage au paradis ? Cœur à vendre Oubliez vos poésies Vos gamineries Je connais bien mieux l’amour Que vos troubadours Vous êtes vernis d’amour Moi je suis pétrie d’amour Ancien, récent, Tout sauf le grand amour Cœur à vendre Cœur à vendre Jeune cœur appétissant à vendre Si la marchandise vous dit Suivez-moi, montez ici ! Cœur à vendre |
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You Go to my Head J. Fred Coots, Haven Gillespie Quelques vers de cette traduction ont été repris de celle chantée par Helen Merrill sous le titre « Vous m’éblouissez » |
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You go to my head You linger like a haunting refrain And I find you spinning round in my brain Like the bubbles in a glass of champagne You go to my head Like a sip of sparkling burgundy brew And I find the very mention of you Like the kicker in a julep or two The thrill of the thought That you might give a thought To my plea, casts a spell over me Still I say to myself Get ahold of yourself Can't you see that it never can be You go to my head with a smile That makes my temperature rise Like a summer with a thousand Julys You intoxicate my soul with your eyes Though I'm certain that this heart of mine Hasn't a ghost of a chance In this crazy romance You go to my head, you go to my head |
Tu me montes à la tête et là-haut souvent ton nom tourne en rond comme dans un shaker un cocktail maison avec juste un’ larme un zeste de poison Tu me montes à la tête comme un vin exquis grisant capiteux comme un vol de nuit calme et luxueux par-dessus des rêves vertigineux Je rêve en frémissant que tu daignes un beau jour m'accorder un regard plein d'amour et cette idée me grise bien que je me dise que je peux attendre longtemps Tu me montes à la tête comme un refrain doux un peu obsédant comme l'alcool qui dans mes veines se répand et m'éblouit tout en m'étourdissant Et même si comme je le sais d'avance mon pauvre cœur avec toi n'a pas l'ombre d'une chance Tu me montes à la tête |
Sophisticated Lady
Duke Ellington, Irving Mills & Mitchell Parish
À l’époque où je chantais cette chanson dans la rue, il n’y avait pas d’Internet et j’avais mal noté les paroles d’oreille (dans la version de Jeanne Lee / Archie Shepp), c’est pourquoi un vers ne correspond pas à l’anglais; mais la glace a pris là au fond et je n’ai pas voulu le remplacer.
They say Into your early life romance came And in this heart of yours burnt a flame A flame that flickered one day And died away Then With disillusion deep in your eyes You learned that fools in love soon grow wise The years have changed you somehow I see you now Smoking drinking never thinking Of tomorrow Nonchalant Diamonds shining dancing dining With some man in a restaurant Is that all you really want ? No Sophisticated Lady I know You miss the love you lost long ago And when nobody is nigh You cry |
On dit Qu’un roman dort sous tes airs de dame Que dans ton cœur jadis une flamme Brûla qui vient qui vacille Encore puis meurt Alors Ton regard plein de désillusion Remet les fous bien vite à leur place, La glace a pris là au fond Ah oui je vois Fumer boire, sans jamais penser Au jour qui vient Nonchalance Or diamants danser dîner en Tête à tête, dans un restaurant C’est ton vœu le plus ardent ? Non Sophisticated Lady je sais L’ancien amour perdu de ton cœur Quand tu es seule en secret Tu le pleures |
(Consulté aussi sur le Net : USA TODAY 100 FACTS about BH)
Lecture supplémentaire :
Strange Fruit - la chanson importante du Mouvement américain des droits civiques
Livre en anglais: Feminist Blues: Choice and Independence in the Songs of Bessie Smith, Memphis Minnie, and Billie Holiday
Livre en français : Billie Holiday : Edition du centenaire (2015)
The United States vs. Billie Holiday - bande annonce du film
New Orleans - extrait du film (avec Louis Armstrong)