L'article qui suit a été rédigé par notre contributrice fidèle, Elsa Wack, traductrice litteraire, dont les contributions précédentes sont accessible ici, ici et ici.
Chez Brassens, (22.10.1921 - 29.10.1981) les mots viennent avant la musique. Il a appris à les lire, il a vu sa mère d’origine italienne copier des multitudes de textes de chansons. La musique, c’était le genre de carrière qui lui faisait peur pour son fils. Elle lui a refusé des cours. Ce mauvais élève est autodidacte : « Je n’ai eu que mon oreille. » C’est à 18 ans qu’il apprend le piano, avec une méthode, et à 24 ans qu’il reçoit une guitare. Un instrument plus proche pour lui de la chanson italienne (celle dite « napolitaine ») qui marque son style ; pourtant, il compose souvent d’abord au piano.
Les mots viennent en français. Elvira, sa mère, est elle-même née à Sète (autrefois Cette), qui compte une très forte proportion d’Italiens immigrés parmi lesquels baigne (et se baigne) Georges. L’origine d’Elvira est la Sicile ; elle est très pieuse et croyante.
Jean-Louis, le père de Georges, lui, est libre-penseur et anticlérical. Il chante aussi.
Elvira & Jean-Louis |
Ce mariage d’opposés se retrouve dans la personnalité de Brassens et dans son rapport ambivalent à la religion. Brassens était anarchiste, co-fondateur de l’éphémère « Parti Préhistorique », résolument opposé au confort. Il ne voulait pas d’enfants (« Je ne serais pas capable de m’occuper d’un foyer »), a eu peu de compagnes, généralement plus âgées que lui ; chez Jeanne Planche, à l'impasse Florimont, Paris, où il a vécu 22 ans, il fait ménage à trois avec elle et son mari dans une maison qui reste longtemps sans eau courante, électricité ni gaz, mais peuplée d’innombrables animaux.
À son autre amie de cœur, Joha dite « Pupchen », avec qui il ne vivra jamais, il a écrit la chanson « La non-demande en mariage » :
J’ai l’honneur de ne pas te demander ta main
Ne gravons pas nos noms au bas d’un parchemin
Aux humains, peut-être Brassens préférait-il les animaux (cane, gorille, cheval de ses chansons) et les arbres :
Auprès de mon arbre, je vivais heureux
J’aurais jamais dû le quitter des yeux
Et pourtant Dieu n’est pas absent de ses chansons :
Puis j’ai déchiré sa robe
Sans l’avoir voulu
Le bon Dieu me le pardonne
Je n’y tenais plus
Qu’il me le pardonne ou non
D’ailleurs je m’en fous
J’ai déjà mon âme en peine
Je suis un voyou
Ou encore :
Toi l’Auvergnat, quand tu mourras,
Quand le croque-mort t’emportera
Qu’il te conduise à travers ciel
Au Père éternel
Sans parler de la chanson « Prière », qui reprend le poème « Rosaire » du catholique Francis Jammes (sortez vos mouchoirs) :
Par le petit garçon qui meurt près de sa mère
Tandis que des enfants s’amusent au parterre
Et par l’oiseau blessé qui ne sait pas comment
Son aile tout à coup s’ensanglante et descend
Par la soif et la faim et le désir ardent, Je vous salue, Marie.
Par les gosses battus, par l'ivrogne qui rentre
Par l'âne qui reçoit des coups de pied au ventre
Et par l'humiliation de l'innocent châtié
Par la vierge vendue qu'on a déshabillée
Par le fils dont la mère a été insultée, Je vous salue, Marie
Par la vieille qui trébuchant – sous trop de poids
S'écrie "mon Dieu !" par le malheureux – dont les bras
Ne purent s'appuyer sur une amour humaine
Comme la Croix du Fils sur Simon de Cyrène
Par le cheval tombé sous le chariot qu'il traîne, Je vous salue, Marie.
Sur la même mélodie, Brassens a chanté précédemment un poème du communiste Aragon : « Il n’y a pas d’amour heureux ».
Incroyant ? « Pour la première fois, ce soir, elle me voit chanter », a-t-il dit lors du concert qu’il a donné à Marseille après la mort de sa mère.
Dans les chansons posthumes de Brassens, celles qu’il n’avait pas eu le temps d’enregistrer avant sa mort, et qui ont été interprétées ensuite par son secrétaire artistique, Jean Bertola, il y a « Le Sceptique », où il évoque religion, paradis, chiromancie etc., avec toujours pour refrain :
Je ne crois pas un mot de toutes ces histoires
Mais il ne peut s’empêcher d’ajouter, en guise d’épilogue :
Mais j’envie les pauvres d’esprit pouvant y croire !
Ce sont des alexandrins. La diction de Brassens était belle ; le vers n’est pas toujours coulé dans le moule trop strict qui place la césure au milieu : Brassens casse parfois le rythme sans vergogne, écoutant le sens : « Par la vieille qui trébuchant – sous trop de poids… » ; dans le vers suivant, il appuie sur le « ma » de « malheureux » plutôt que d’accentuer un « le »; ou alors, carrément, il s’autorise un accent sur un e muet – son côté méridional ressort alors (les Provençaux prononcent le « e » en fin de mot) :
Mais les braves gens n'aiment pas que
L'on suive une autre route qu'eux
Non, les braves gens n'aiment pas que
L'on suive une autre route qu'eux
La Mauvaise Réputation
Mais Brassens est loin d’être un anarchiste en poésie, il connaît ses classiques : Verlaine, Valéry et Villon, pour n’en citer que trois. Chez lui, ces fantaisies sont plutôt l’exception, assez fréquente il est vrai, qui confirme la règle. Il manie avec un goût égal l’argot, les mots cultivés et l’imparfait du subjonctif. Il écrit, peaufine, remanie beaucoup ses textes, mais aussi ses musiques.
Dès 1954, il se fait accompagner systématiquement par le contrebassiste Pierre Nicolas, et dès 1972, plus occasionnellement par le guitariste Joël Favreau.
Les mélodies de Brassens et sa rythmique, presque boy-scout, sont le choix de la simplicité, mais recèlent cependant des complexités inattendues pour le guitariste. Le swing et le rythme ternaire du jazz s’y invitent avec une légèreté méridionale.
De mai 1968, il reste absent. Que faisait-il ? « Des calculs », répondra-t-il ironiquement. Une maladie des reins l’a fait souffrir une grande partie de sa vie, muant les derniers concerts qu’il donna à l’Olympia en une sorte de supplice d’où il fallait partir en ambulance ; raison pour laquelle il renonça à se produire dans cette salle (1985 places assises), à laquelle il préféra celle de Bobino (1100 places).
Brassens est mort à l’âge de 60 ans tout ronds, d’un cancer de l’intestin qui s’était généralisé.
Vers 16 ans, il avait dû quitter Sète après de menus larcins. Ses chansons ont été parfois interdites à la radio. Quelles ont pu être ses déconvenues en tant qu’anarchiste ? S’être fait voler sa première guitare ? Le remariage de Jeanne (veuve) avec un jeunet de 37 ans quand elle en avait deux fois plus ? Recevoir le « Grand Prix de poésie, à l’instigation de Marcel Pagnol et de Joseph Kessel ?
En tout cas pas l’abolition de la peine de mort, peu avant la sienne (de mort). Ce fut l’un de ses derniers combats.
Mais peut-être toute cette gloire était-elle un peu lourde à porter pour son tempérament modeste.
Il devait bien se douter que sa « Supplique pour être enterré à la plage de Sète » tenait de l’utopie et qu’on n’enterre pas une célébrité dans le sable :
Cette tombe en sandwich entre le ciel et l'eau
Ne donnera pas une ombre triste au tableau
Mais un charme indéfinissable
Les baigneuses s'en serviront de paravent
Pour changer de tenue et les petits enfants
Diront "chouette, un château de sable"
[…]
Pauvres rois pharaons, pauvre Napoléon
Pauvres grands disparus gisant au Panthéon
Pauvres cendres de conséquence
Vous envierez un peu l'éternel estivant
Qui fait du pédalo sur la vague en rêvant
Qui passe sa mort en vacances
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