Nous sommes heureux de retrouver Elsa Wack, notre linguiste du mois de janvier 2014. Elsa, née à Genève, est traductrice indépendante de l'anglais et de l'allemand vers le français. Titulaire d'une licence ès lettres, ayant aussi fait de la musique, du théâtre et du cinéma, elle aime écrire et sa préférence va aux traductions littéraires.
J’imagine que tout un chacun est persuadé que la musique qu’il a entendue dans les années de ses amours adolescentes est la plus belle qui ait jamais existé et qui existera jamais. Tel est aussi mon cas et la période concernée se situe entre 1968 et 1972. La notion même de groupe était nouvelle et se voulait anti-autoritaire, même si le groupe avait généralement un leader, souvent investi de la fonction mélodique : chant ou guitare solo. L’organiste aussi pouvait être prééminent, il avait une fonction mystique dans des groupes comme King Crimson. C’est l’instrument planant par excellence. Il y a aussi eu des bassistes et des batteurs charismatiques : Paul McCartney, bassiste-chanteur des Beatles, Robert Wyatt, batteur-chanteur-organiste de Soft Machine, Roger Waters, bassiste-chanteur de Pink Floyd. Dans divers groupes, les instruments s’interchangeaient. La batterie a également toujours son côté mystique, soutenant la transe des publics danseurs.
Le groupe était aussi un idéal de communauté à une époque où la communauté familiale s’était réduite à la taille de son noyau (« famille nucléaire »).
En Amérique, le groupe des Beach Boys et son principal élément Brian Wilson faisaient du studio un instrument de musique à part entière et Jimi Hendrix réinventait le solo de guitare, instrument qui dans le jazz avait une fonction plutôt rythmique.
The Beach Boys | Brian Wilson |
Alors qu’auparavant la santé des artistes était surtout menacée par l’alcool ou les médicaments dérivés de l’opium, cette période a coïncidé avec la propagation des drogues psychédéliques. La consommation de drogues diverses représentait une sorte de rituel initiatique de passage à l’âge adulte et marquait une fracture violente entre générations.
La gloire des groupes pop de cette période a été le plus souvent éphémère. Balayés au fur et à mesure par le « star system », ils ont
connu l’ascension, l’apogée et la dissolution ou le déclin en l’espace de quelques années. Dans Pink Floyd, Syd Barret, le fondateur du groupe, est rapidement devenu schizophrène à la suite de la consommation de LSD, alors que le bassiste Roger Waters a été pris de mégalomanie et de cette autre folie qu’est l’antisémitisme. John Lennon a été tué par un de ses fans, et Robert Wyatt, de Soft Machine, s’est jeté par la fenêtre et a perdu l’usage de ses deux jambes à la suite d’un bad trip d’alcool (ou de LSD selon la légende). En Amérique, Lou Reed et John Cale, du Velvet Underground, vécurent pour ainsi dire le déclin avant l’apogée, puisqu’ils étaient tous deux héroïnomanes dès le départ et se sont sevrés en cours de route.
Les nouvelles drogues se reflétaient dans certains styles de ces musiques : les amphétamines (speed) dans le hard rock généralement rapide et martial de Deep Purple et de Led Zeppelin ; l’acide (lysergique, LSD) et le cannabis dans la pop psychédélique de Pink Floyd, des Beatles, de Soft Machine (improbables précurseurs du jazz-rock). La musique planante de groupes comme Pink Floyd devrait théoriquement refléter l’héroïne, mais en réalité les musiciens du groupe, à ma connaissance, n’en prenaient pas. On parle plutôt d’alcool pour Roger Waters ; quant aux drogues psychédéliques, les membres de Pink Floyd en avaient été vaccinés par la folie où avait brutalement sombré le fondateur Syd Barret. Les héroïnomanes et cocaïnomanes les plus célèbres de cette période restent le bassiste et le chanteur des Rolling Stones, qui sont pourtant d’une grande longévité. Leur batteur Charlie Watts, plus âgé qu’eux et moins porté sur les excès, est décédé en 2021 à 90 ans. La musique des Stones avait toutefois pâti de la mort de Brian Jones, fondateur du groupe, noyé dans sa piscine en 1969 déjà. Il était alcoolique, prenait des amphétamines et des somnifères.
On pourrait croire à lire ces lignes que le monde entier était composé de drogués et d’alcooliques entre 1968 et 1972. Il n’en est rien ; mais c’est le milieu où je naviguais, et tout comme mes diverses amours étaient toutes de cet acabit, les groupes que j’aimais étaient constitués d’anges déchus.
La satire était présente, par exemple, dans les musiques des Kinks et du Velvet Underground, qui jouaient sur les deux tableaux : elles se moquaient de ce qu’elles incarnaient, et de jolies mélodies et harmonies étaient mises au service de l’humour noir et de textes corrosifs.
D’un autre côté, un romantisme exacerbé était présent dans les slows des Moody Blues, de Led Zeppelin et de Procol Harum, pour ne citer qu’eux. Les deux danses types de cette époque, le jerk rapide et le slow, expriment un équilibre nécessaire de toute éternité entre largo et allegro. Alors que le jerk se dansait individuellement, pour le slow, il y avait un aspect « peloteur », et le choix et l’accord du ou de la partenaire étaient cruciaux.
Si le jazz, le blues et le rock étaient des sources ouvertement revendiquées, il ne faut pas sous-
estimer l’influence et l’utilisation de la musique classique, surtout dans la pop anglaise qui a été qualifiée de rock progressif : à témoin les premiers albums de Deep Purple, avant que le chanteur Evans et le bassiste Simper soient éjectés du groupe et alors que l’organiste John Lord laissait encore s’exprimer sa brillante formation classique. Le chanteur et leader de Jethro Tull, Ian Anderson, jouait brillamment de la flûte classique, tout comme l’organiste-chanteur Ian Mc Donald aux tout débuts du groupe King Crimson ; c’était l’époque où un autre chanteur multi-instrumentiste, Greg Lake, en faisait aussi partie. Des groupes comme Pink Floyd et Deep Purple tentèrent l’expérience de se produire avec des orchestres philharmoniques, et les Beatles, sous l’influence de leur arrangeur George Martin, recoururent en studio à divers instruments classiques, comme la trompette dans Penny Lane. Des emprunts à Jean-Sébastien Bach sont à signaler dans la musique des Beatles et du groupe Procol Harum. On pouvait emprunter à gauche et à droite avec une liberté que nous ne connaissons plus aujourd’hui.
Tous ces genres pouvaient se mélanger allègrement sur certains albums d’un même groupe. Les albums étaient de qualité inégale, combinant parfois de longues plages d’improvisation indigeste, quoique favorable au voyage intérieur, à des envolées d’une beauté extraordinaire (Moon in June sur Soft Machine III). Il fallait guetter les perles dans l’océan vaseux. Il arrivait aussi que les seuls morceaux de qualité soient le premier et le dernier de l’album (qui pouvait compter de 1 à 7 titres par face).
Les noms des groupes et les pochettes des disques étaient colorés (purple, crimson, pink…) et auréolés de légende. Pink Floyd ne signifiait pas du tout « flamant rose », comme on a pu le lire dans la presse de l’époque : il est formé des prénoms de deux bluesmen, Pink Anderson et Floyd Council. Procol Harum était le nom d’un chat et veut dire à peu près « chat errant loin ». Beatles est une contraction de beat (mouvement culturel, politique et vagabond) et de beetle, un scarabée. Jethro Tull était le nom d’un noble anglais, inventeur du semoir au XVIIIe siècle. The Soft Machine (La Machine molle) est le titre d’un livre de l’écrivain américain héroïnomane William Burroughs. Moody Blues, selon Wikipedia, fait écho au standard de jazz Mood Indigo de Duke Ellington ; à ne pas confondre avec la chanson Deep Purple, que Léo Marjane avait chantée en français sous le titre « Soir Indigo » et qui inspira le groupe de hard rock. Le nom du groupe Iron Butterfly est un oxymore qui reflète le côté hard/heavy en même temps qu’aérien de leur musique.
Les voix des chanteurs (à cheveux longs) étaient souvent aigües, mais là encore un équilibre s’avérait nécessaire. Dans le Velvet Underground, à l’inverse, la chanteuse de passage Nico plongeait dans les graves. Robert Wyatt (Soft Machine) et Robert Plant (Led Zeppelin) sont des hautes-contre. Dans les Beatles, Paul (ténor) et John (plutôt baryton) avaient de grandes tessitures qui leur permettaient d’assurer parfois une voix de basse. Ringo Starr, qui chantait légèrement faux et ne composait pratiquement rien, était essentiel dans le groupe pour d’autres raisons.
Le mot pop lui-même est riche en connotations : la première qui vient à l’esprit est « popular », populaire, mais pop est aussi proche de bop, un courant de jazz des années cinquante qui faisait la part belle à l’improvisation. Bebop n’en est pas très éloigné, syllabes de chant scat qui ont martelé le rock’n’roll de Gene Vincent, par exemple (be-bop-a-lula). Enfin, on peut penser au coquelicot poppy, cousin du pavot (opium poppy).
Le vinyle des disques que nous achetions alors se rayait, se cassait, mais ne s’effaçait pas – et la musique qui y a été gravée conserve toute sa puissance évocatrice.
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