de l’aube de la Grande Dépression à l’aurore des Trente Glorieuses
Elsa Wack, dont le plus récent article paraît ci-dessous, a aimablement accepté de tenir le rôle de blogueuse d’À l’affiche [https://www.alaffiche.org], un des trois blogs animés par le soussigné. Elsa, linguiste du mois de janvier 2014 du blog apparenté, Le mot juste en anglais, née à Genève, est traductrice indépendante de l'anglais et de l'allemand vers le français. Elle est également traductrice-jurée, assermentée par la Chancellerie d'État de Genève pour la traduction de documents juridiques et officiels. Le sceau de la République et du Canton de Genève confirme l'exactitude de la traduction au regard de l'original. Titulaire d'une licence ès lettres, ayant aussi fait de la musique, du théâtre et du cinéma, elle aime écrire et sa préférence va aux traductions littéraires. Nous devons la plupart des excellents articles parus sur ce blog aux compétences d’Elsa, ainsi qu’à ses connaissances en matière d’art, de théâtre, de cinéma et de musique.
Les activités professionnelles de traduction d’Elsa ne permettront pas la parution très fréquente de ses articles, mais la qualité de ses contributions continuera à être assurée. Nous invitons nos lecteurs et lectrices à proposer des contributions sur les thèmes pertinents.
Jonathan Goldberg
En 1926 et en 1928, le compositeur George Gershwin (à 28 et 30 ans) et son frère Ira font des séjours à Paris et y rencontrent un bon nombre de musiciens (Ravel, Stravinsky, le Groupe des Six).
Gershwin est ébloui de ces séjours. Il compose Very Parisienne, inspiré par des klaxons de la grande ville, d’où il tirera bientôt le ballet rhapsodique Un Américain à Paris. [1] Ce morceau de 17 minutes sera entièrement intégré à comédie musicale du même nom en 1951, dont il constitue le finale.
Cette comédie musicale, on la doit à Vincente Minnelli, un cinéaste dessinateur [2]. Dans le ballet final sur le morceau de Gershwin, il s’inspire de l’atmosphère de différents peintres français. C’est un hommage à Gershwin, décédé en 1937 à l’âge de 38 ans.
L’histoire du film, au fond, est toute simple : trois hommes sont amoureux de la même femme, mais cela ne tuera pas leur amitié. À elle de choisir !
Gene Kelly signe la chorégraphie et joue le rôle principal. La ballerine Leslie Caron est embauchéeà 17 ans pour le rôle principal féminin. Georges Guétary et Oscar Levant (pianiste, auteur, compositeur et acteur) sont les seconds rôles masculins.
Georges Guitary | Gene Kelly | Vincente Minnelli |
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Le film est entièrement tourné en studio à Hollywood. Certains acteurs ont l’accent français. Dans la version française, qui contient un bon nombre de chansons habilement traduites, l’acteur qui double la voix de Gene Kelly a bien entendu l’accent anglais (ou américain). À sa sortie, le film est un grand succès et récolte beaucoup d’oscars.
C’est l’après-guerre, les Trente Glorieuses sont en plein essor. Le film coûte extrêmement cher pour l’époque, et pourtant c’est peu par rapport à la somme énorme de travail qu’il représente. L’atmosphère est féerique, l’action soutenue, les ballets effervescents et les claquettes jazzy.
Vu de 2022, ce grand déploiement d’effets cinématographiques et musicaux résonne d’assez loin. L’écran de télévision ne lui rend pas entièrement honneur. Et bien sûr, Paris ne ressemble plus à ce Paris-là. La gaieté de l’après-guerre est loin (la « bohème » sonne un peu faux), l’amitié et la solidarité masculine n’ont plus le même ton.
Un Américain à Paris a connu un grand succès en France, comme son réalisateur Minnelli ; mais les films américains qui montrent la France sont souvent perçus comme un peu kitch en Europe, tout comme, sans doute, les films sur l’Amérique tournés en Europe le sont sur sol américain. « Ailleurs, c’est toujours mieux. » La vision du touriste est biaisée.
Pourtant, il est émouvant de plonger dans le Paris d’Âge d’or que nous montrent ces décors de studio sur roulettes, dont la fidélité n’est pas en cause. Leslie Caron déborde de fraîcheur et Gene Kelly d’un dynamisme irrésistible ; on voit chanter des enfants, danser des grosses dames, des personnes de tous âges ; les voix des trois amis s’harmonisent à merveille, et le personnage d’Adam, pianiste payé pour être un virtuose sans public, reste très drôle et d’une profonde originalité.
Le ballet final du film a fait couler beaucoup d’encre. Les références à Dufy, Renoir, Utrillo, Rousseau, Van Gogh et Toulouse-Lautrec (sans parler de Degas) y abondent et ont été évidemment repérées par les analystes d’art, friands de ces allusions et « mises en abîme ». Un œil plus naïf également se laissera charmer par cet univers tour à tour enchanteur et diabolique, romantique et érotique, surréaliste et halluciné (on pourrait presque dire hallucinogène). Des gendarmes dansent avec les voleurs qu’ils poursuivent, les personnages se costument et se déguisent avec enthousiasme, se muent en pantins et en Pierrots lunaires ; les fontaines jaillissent et les fleurs resplendissent. « The French will have a word for it : C’est magnifique », nous dit le film. Tout cela préfigure Mary Poppins et les films psychédéliques. Ce grand quart d’heure de ballet et d’art total constitue un dénouement unique en son genre : toutes les émotions de l’amitié, de l’amour, de la passion, de l’angoisse, du blues et de l’espoir y sont évoquées par la danse, la musique et l’image, pour déboucher, sans plus d’explications que dans le cinéma muet, sur le baiser final.
Car ce 1951-là est aussi l’écho du passé : séjours à Paris de Gershwin juste avant la Grande Dépression, guerre, mort brutale du compositeur, d’une tumeur cérébrale. Déjà dans Chaplin et ses Lumières de la Ville, de grosses dames dansaient follement avec de petits messieurs dans des salles enfumées. La bohème un peu kitch d’Un Américain à Paris reflète ces bohèmes-là. Elle revient de temps difficiles qui ne nous sont pas étrangers aujourd’hui.
Un « concerto » pour piano et huit chansons des frères Gershwin ponctuent le film.
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[1] Gershwin est universellement connu pour la chanson Summertime (paroles de DuBose Heyward et Ira Gershwin), qui a été reprise un nombre incalculable de fois. J’adore la version de Janis Joplin, avec le groupe Big Brother and the Holding Company (1968), et celle des Zombies (1965).
[2] Vincente Minnelli était le mari de Judy Garland et le père de Liza Minnelli.
Lectures supplémentaires:
Un hommage à Gene Kelly à l'occasion du 100e anniversaire de sa naissance - 22.08.2012
L'anniversaire d'une rencontre entre deux génies de la musique -
04.03.2016