Nous accueillons notre nouvelle contributrice, Danielle Guérin-Rose, auteure du livre « Oscar Wilde » (Qui-suis-je ? Édition Pardès 2014). Avec son mari, David Charles Rose, irlandais comme Oscar, elle vit en Charente Maritime après avoir habité Paris pendant de longues années. David publie un journal en ligne "The Oscholars", centré sur Wilde et son cercle. Il est l’auteur d’Oscar Wilde's Elegant Republic: Transformation, Dislocation and Fantasy in fin-de-siècle Paris, publié chez Cambridge Scholars Publishing, en 2015.
L'un et l'autre sont deux des quatre passionnés qui ont fondé en 2008 la Société OSCAR WILDE (cotisation annuelle 15 euros), une association indépendante placée sous la loi de 1901. La Société a pour ambition d’encourager et de promouvoir les études wildiennes et de valoriser la réputation d’Oscar Wilde en France.
A Paris, ils ont également organisé diverses manifestations, comme les "Wilde days in Paris", au centre culturel Irlandais en juin 2014, avec un colloque international et quatre représentations théâtrales. A Royan, où ils vivent maintenant, ils ont participé, pendant quatre saisons, à la mise en œuvre d'un festival de littérature irlandaise, "Vent d'Irlande".
Dans la photo ci-dessous, le couple se trouve devant la statue d’Oscar Wilde à Dublin.
-------------------------
Au chapitre V du Portrait de Dorian Gray [1] , Dorian qui vient de découvrir Sybil Vane jouant le rôle de Juliette dans un petit théâtre minable de l’East End, et qui en est tombé amoureux, déclare à Lord Harry :
Les femmes ordinaires ne sollicitent jamais l’imagination. Elles restent enfermées dans leur siècle. Mais une actrice ! Quelle différence chez les actrices ! Harry ! Pourquoi ne m’avoir jamais dit que, les seules créatures dignes d’être aimées, ce sont les actrices ?
Wilde a toujours eu le goût du théâtre, et, comme son personnage, il est fasciné par les actrices, qui règnent sur un monde transcendé, proche de son univers intérieur. Tout autant que leur pouvoir de rêve, ce qu’il apprécie chez ces figures romanesques, c’est leur marginalité. À l’opposé de la femme victorienne, confinée par la morale dans le rôle d’épouse et de mère, elles se placent au-delà des convenances et de la respectabilité, mais cette liberté, octroyée par la notoriété, se paye du prix d’une exclusion. Tantôt adulées et tantôt méprisées par une société enferrée dans ses principes, les actrices n’existent que derrière leur masque et sous de fausses lumières, et cette identité fuyante et complexe s’accompagne d’un statut social ambigu, à la fois prestigieux et peu respecté. Comme elles, future victime d’une gloire insolente, peut-être Wilde reconnaît-il en ces icônes vénérées et solitaires son propre exil, dissimulé au cœur même d’une sombre royauté.
Des actrices, Wilde en a connus beaucoup et nous ne nous attarderons pas sur chacune d’elles. Citons au passage Madame Bernard Beere, qui acceptera de jouer le rôle de Vera (dans Véra et les Nihilistes) à l’Adelphi Theatre, projet d’ailleurs avorté, l’américaine Mary Prescott qui créera le rôle aux Etats-Unis où la pièce essuya un échec retentissant, l’actrice polonaise Helen Modjeska qu’il rencontra dans sa jeunesse et qui s’étonna de sa notoriété alors qu’il n’avait encore rien fait « Il parle bien, mais que fait-il ? demanda-t-elle. Il n’a rien écrit, il ne chante pas, ne peint ni ne joue ; il ne fait que parler. », l’actrice irlando-américaine Ada Rehan, et bien sûr, toutes les actrices qui furent les interprètes de ses pièces, et que nous ne citerons pas ici.
Il noua surtout des amitiés avec trois des plus célèbres comédiennes de l’époque : Ellen Terry, Lillie Langtry et Sarah Bernhardt.
Nous parlerons ici très brièvement de la grande Ellen Terry. Contentons-nous de dire, qu’elle était la plus célèbre actrice Shakespearienne de son temps, qu’elle participera à la création du Lyceum Theatre de Londres avec ce monstre sacré du théâtre anglais qu’était Henry Irving avec lequel elle collabora pendant plus de vingt ans. Si vous me permettez d’ouvrir une parenthèse, je vous recommande sur le sujet le roman « Le Bal des ombres » que Joseph O’Connor consacre à la création du Lyceum. Bram Stocker, qui avait épousé Florence Balcombe, la première fiancée de Wilde, en était l’administrateur. On y croise la figure de Wilde que l’auteur ne présente pas sous ses meilleurs traits, mais c’est un excellent roman qui restitue bien la vie théâtrale londonienne de l’époque victorienne et nous fait pénétrer dans l’intimité de ses acteurs les plus célèbres.
Cette parenthèse refermée, à propos d’Ellen Terry, ajoutons simplement qu’entre deux procès, alors qu’Oscar, en liberté sous caution, avait trouvé refuge chez sa mère, il reçut la visite d’une dame voilée qui lui apporta un bouquet de violettes et un fer à cheval pour lui porter chance. Elle fut plus tard identifiée par le fils d’Henry Irving, comme étant Ellen Terry.
Les deux comédiennes sur lesquelles je souhaiterais m’attarder davantage sont une Anglaise, Lillie Langtry, et une Française, sans doute la plus fameuse de son époque, Sarah Bernhardt.
Lillie Langtry | Sarah Bernhardt |
Lillie Langtry était originaire de l’île de Jersey où son père était doyen. La jeune Lillie (née Emilie Charlotte le Breton) éblouissait tout un chacun par sa beauté et par la transparence de son teint de lys qui lui valut le surnom de Lillie. À vingt et un an, elle épousa Edward Langtry, un riche veuf irlandais qui visitait Jersey sur son yacht, six semaines seulement après l’avoir rencontré. Il va l’emmener à Londres et l’introduire dans la bonne société où elle ne tarde pas à faire sensation. Sa première apparition, en mai 1876, dans les salons de lady Sebright, à Lowndes Square, est une apothéose. C’est peu de temps après cette soirée mémorable que Wilde va faire sa connaissance dans l’atelier de son colocataire, l’artiste peintre Frank Miles. Tous les peintres s’arrachent déjà cette beauté, en particulier John Everett Millais, qui l’a peinte, un lys à la main, et dont la toile, exposée à l’Académie royale, lui vaudra son surnom de Lys de Jersey. Dès leur première rencontre, Lillie tombe aussitôt sous le charme de ce grand jeune homme dont, écrira-t-elle, le visage aux « traits quelconques était racheté par la splendeur de ses grands yeux intenses » [2] . Si elle n’est pas vraiment séduite par son physique, la voix caressante d’Oscar et sa personnalité fascinante, la captivent. Wilde, de son côté est envoûté. Il lui rend visite chaque jour, achetant au marché aux fleurs de Covent Garden, lys ou amaryllis pour les lui offrir en hommage. Très vite, ils deviennent inséparables. La femme la plus recherchée de Londres et le jeune-homme le plus remarqué forment un couple star, la crème des « Beautiful People ». Oscar est amoureux. Il lui écrit des sonnets et promet de lui en composer jusqu’à ses 90 ans. Certains prétendront qu’ils furent amants. Il y eut en tout cas quelques baisers échangés dans les jardins de Londres. Mais Lillie, qui fait peu de cas d’un mari peu encombrant, est devenue la maîtresse du Prince de Galles. Dans ces conditions, l’assiduité d’Oscar devient quelque peu gênante et l’amène parfois à lui condamner sa porte pour se consacrer à son altesse Bertie. Ces disgrâces provisoires, qui le tiennent éloigné de sa muse, affectent profondément Oscar. Ainsi Edward Langtry le trouve-t-il un matin, en rentrant chez lui, pelotonné sur le seuil de sa porte, attendant désespérément sa belle amie !
Hélas, les temps changent pour la glorieuse Lillie. Son mari fait de mauvaises affaires, Bertie finit par se lasser d’elle, et, désargentée, elle se trouve dans l’obligation de chercher une occupation lucrative. C’est encore Oscar qui lui suggère de monter sur les planches et lui conseille un professeur. Ce sera le début d’une brillante carrière, grandement favorisée par sa réputation d’éclatante beauté et par le prestige de ses conquêtes royales.
Ils se retrouveront plus tard en Amérique où Wilde termine sa tournée d’un an de conférences et où elle la commence dans les théâtres. Il l’a attendue, impatient de l’accueillir et de partager leur gloire commune.
C’est encore Lillie qui lui inspirera le personnage de Mrs Erlynne dans sa pièce « L’éventail de Lady Windermere ». Comme elle, Lillie Langtry possède un secret : en mars 1881, la jeune femme, réfugiée à Jersey, a discrètement donné le jour à une petite fille, Jeanne Marie, enfant illégitime - confiée à une nourrice - qu’elle eut probablement d’un séduisant officier de marine, le prince Louis de Battenberg, neveu de son illustre amant, le prince de Galles. C’est cet épisode clandestin qui fournit à Wilde le canevas de sa pièce. Il espérait en l’écrivant que l’actrice accepterait d’interpréter Mrs Erlynne, mais elle s’y refusa, objectant qu’elle ne pouvait tenir le rôle d'une femme, mère d'une fille adulte. Au dernier acte, Wilde reprendra cet argument avec humour, en plaçant presque mot pour mot dans la bouche de Mrs Erlynne les objections de Lilllie Langtry : En outre, mon cher Windermere, comment diable pourrais-je prendre l’allure d’une mère avec une fille adulte ? Margaret a vingt et un ans et je n’ai jamais avoué plus de vingt-neuf ans, trente tout au plus. Vingt-neuf quand il y a des abat-jour roses, trente quand il n’y en a pas.
Pour différentes que furent ses relations avec Sarah Bernhardt, elles n’en furent pas moins intenses, du moins du côté d’Oscar Wilde.
C’est à Folkestone, en1879, qu’il la rencontre pour la première fois. Il est venu l’attendre au débarcadère, les bras chargés de fleurs. À peine est-elle descendue du bateau avec la troupe de la Comédie-Française, qu’il jette à ses pieds les brassées de lys qu’il a achetés pour elle. Geste romanesque et théâtral, destiné à le distinguer de la foule impatiente qui l’entoure, lui, le jeune homme d’à peine 25 ans, qui ne s’est encore signalé au monde que par son esprit et ses excentricités, et que, seule, sa haute taille peut faire remarquer. Le voit-elle ? Peut-être, puisqu’elle écrira plus tard : « Sa tête dépassait toutes les autres têtes ; ses yeux étaient lumineux ; ses cheveux longs ; il avait l’air d’un étudiant allemand ». Mais, traversant le tapis de fleurs piétiné, elle passe s’en s’attarder au milieu des acclamations qui l’accompagnent, vers le train qui doit l’emmener vers Londres et la gare de Charing Cross. Et c’est déjà fini.
Mais finalement, non. Ce n’est que le début de l’histoire. Wilde n’est pas fait du bois dont on fait les admirateurs transis, tapis dans l’ombre de leur idole. Entrainée par Henry Irving, qui fréquente la maison partagée par Miles et Wilde au bord de la Tamise, Sarah viendra à Thames House apposer sa signature sur les murs lambrissés de blanc. Oscar la retrouvera aux soupers qu’Irving organise en l’honneur de la fascinante Française, et où il lui arrive d’être invité. Peu à peu, une intimité se noue. Il lui sert de sigisbée pour visiter Londres, mais contrairement à sa relation sentimentale avec Lillie Langtry, la leur est purement amicale, dénuée de toute connotation amoureuse ou sensuelle. La superbe Sarah, habituée à affoler les hommes, a trouvé en lui un compagnon charmant, à l’esprit étourdissant, attentionné et drôle, qui n’attend pas de partager son lit. Oscar, lui est aux anges : Sarah qui, en jouant Phèdre, lui a fait comprendre « la douceur de la musique de Racine », court Londres avec lui et le traite en familier, elle, la demi-déesse inaccessible. À ses yeux, elle est « une flamme pâle, un mélange de clair-de-lune et de soleil, extrêmement inquiétante et magnifiquement brillante », à l’image de cette princesse décadente qu’il a découverte chez Huysmans et chez Gustave Moreau, la belle et maléfique Salomé.
Ce n’est pas pour elle, pourtant, qu’il va écrire « Salomé », contrairement à l’idée couramment répandue. Il a déjà composé sa pièce quand Sarah lui lance au cours d’un dîner chez Henry Irving qu’il devrait bien lui écrire une pièce. « C’est déjà fait », lui répond Wilde, mystérieusement. Cette pièce, c’est Salomé, qu’il a écrite en français, l’hiver précédent, pendant un séjour à Paris. Et s’il ne l’a pas écrite spécifiquement pour Sarah, il n’en est pas moins vrai que Wilde n’imagine aucune autre femme pour interpréter le rôle de sa petite princesse juive. Sarah a presque cinquante ans, et Salomé est à peine une adolescente, mais le génie de la Française, sa beauté fascinante, sa minceur de liane, sont tout à fait capables de faire des miracles. On sait que Sarah Bernhardt accepta tout de suite de jouer Salomé, après la première lecture, que les répétitions commencèrent au Palace Theatre de Londres, qu’elles furent interrompues trois semaines après leur début, et que la pièce fut interdite sous le prétexte qu’elle mettait en scène des personnages bibliques. Sarah quitta Londres furieuse. Oscar menaça de s’exiler et de se faire naturaliser français. Et la pièce fut enterrée jusqu’à sa création par Aurélien Lugné-Poe au Théâtre de l’Œuvre à Paris. Mais à cette époque, Wilde était en prison, et Sarah l’avait presque oublié.
Après la catastrophe, alors qu’il n’avait plus un sou, il mandata son ami Robert Sherard pour proposer à la grande actrice l’achat des droits de Salomé pour quatre cents livres. Elle était riche et au faîte de la gloire et il pouvait s’attendre à un geste en souvenir du passé. Mais Sarah tergiversa beaucoup, berça Sherard de belles paroles et ne donna pas suite à la demande de Wilde. Celui-ci ne lui en tint pas rigueur et, en décembre 1898, alors que Frank Harris l’avait invité à passer l’hiver à la Napoule, il se rendit au théâtre de Nice pour aller applaudir celle qu’il appelait affectueusement son « vieux serpent du Nil ». Il racontera leurs retrouvailles émues dans les coulisses, où Sarah se serait jetée à son cou en pleurant. Oscar pleura aussi et, conclut-il, toute la soirée fut merveilleuse. Mais la comédienne ne dit pas un mot de cette scène touchante dans ses mémoires, et peut-être Wilde a-t-il un peu embelli la réalité.
Lillie Langtry eut, elle aussi, la mémoire bien courte. Après la mort d’Oscar, elle prétendit lui avoir envoyé de l’argent pour adoucir ses dernières années, mais il semble qu’elle n’en fit rien. Elle était alors devenue une véritable lady par son remariage avec Sir Hugo de Bathe et ses jours d’amitié avec Oscar n’occupaient plus dans sa mémoire qu’un très modeste emploi.
Wilde, sans rancune, aurait pourtant confié à un journaliste venu l’interviewer à la fin de sa vie : Les trois femmes que j’ai le plus admirées sont la reine Victoria, Sarah Bernhardt et Lillie Langtry. J’aurais avec plaisir épousé l’une des trois.
[1] Roman de la plume d'Oscar Wilde, publie en 1890, qui a suscité de virulents échanges de lettres entre Wilde et plusieurs journaux très critiques. Traduit vers le francais par Daniel Mortier : Le Portrait de Dorian Gray
|
[2] Lillie Langtry : The Days I Knew, Autobiography, London, Hutchinson, 1925
Danielle Guérin-Rose
Lectures supplémentaires :
Salome, Oscar Wilde et Sarah Bernhardt : l'evolution de la femme fatale biblique
Sarah Bernhardt - la première superstar internationale